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Qui l’eût cru ? Gondoles ou alcool

Par Xavier Chapuis, mis à jour le 19/10/2022

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© Alice Des
Voir Venise et écrire.

Qui l’eût cru ? c’est la chronique littéraire de Xavier, notre rédacteur accro aux jeux de mots. On l’imagine écrire des vers enflammés, un verre à la main, les yeux vers l’infini… Espérons-le plus ivre de mots qu’ivre de vins, quoique, le nectar est son inspiration. Rendez-vous le 19 de chaque mois pour vous délecter de ses élucubrations.

En ce mois de septembre 2022, je suis en vacances à Venise, sirotant un bellini sur la terrasse d’un célèbre café de la place Saint-Marc, savourant la dolce vita au pied du palais des Doges, quand soudain je reçois un appel de notre directrice Pauline : elle me dit que Venise ça pue et que c’est plein de pigeons, que je lui dois un papier depuis trois semaines, avant de me raccrocher si vertement au nez que j’en ai des rougeurs jusqu’au bout des narines. Insidieuse, la sonnerie retentit à nouveau : je tremble, me cache le visage, regarde finalement entre mes doigts... c’est Loïc ! Notre rédac’chef m’avoue qu’il a bien aimé ma dernière chronique, mais que "c’est très précieux" et qu’il y a "beaucoup d’imparfait". Je lui confesse être à court d’idées, sur le point de renoncer à mon rendez-vous mensuel : "Tu n'as qu'à raconter tes vacances !" m’enjoint-il gaiement.

Raconter Venise... Un beau projet autant qu’un marronnier. Quel auteur n’a pas déjà écrit sur la Sérénissime ? Et pourtant, l’exercice demeure séduisant : Paul Morand n’écrivait-il pas dans Venises : "Je reste insensible au ridicule d’écrire sur Venise" ? C’est néanmoins une autre plume que je convoquerai ici : Anna de Noailles. Dans son poème "Nuit vénitienne" extrait de son recueil Les Vivants et les Morts, l’autrice s’extasie en effet :

Les hauts palais dormants, aux marbres effrités,
Luisent sur le canal, somnolent, arrêté,
Qui semble une liquide et molle éternité…

Quelle langoureuse expression : "une liquide et molle éternité". Immédiatement, l’image m’évoque le vin. Bien entendu, c’est sur la cité des Doges que s’épanche la poétesse ; cependant, comment ne pas dresser un parallèle avec la boisson préférée de notre joyeuse équipe ? J’ai toujours eu ce sentiment, en faisant circuler rouge ou blanc dans ma bouche, que s’y déposait une longueur infinie, une texture immuable, mais presque par flegme, comme si la sensation était trop paresseuse pour s’éclipser d’elle-même.

Cette persistance, je l’ai vécue pour la première fois à Venise. Je me souviens de ce séjour magique avec douceur : nous y étions allés avec un condisciple de la Sorbonne, nous inquiétant du réchauffement climatique et de la montée des eaux qui risquaient d’engloutir imminemment cette ville mythique entre toutes. Naïvement, nous pensions que dans une dizaine d’années, elle appartiendrait aux légendes révolues telle qu’une moderne Atlantide. Heureusement, Venise, stoïque, est toujours debout.

Notre arrivée dans ce dédale de venelles et de canaux grilla la politesse de nos espérances : c’était le lieu le plus époustouflant que nous n’avions jamais vu. Ces reflets mouvants de l’eau contre les ponts en manière de flammèches paradoxalement aqueuses, ces couleurs chatoyantes comme sur la palette d’un peintre de la Renaissance, ces églises, enfin, qui surgissaient des flots comme des mirages baroques, tout concourait à cette évidence : nous avions fait escale dans la plus belle ville du monde. Allez-y : vous constaterez de vous-mêmes que cette affirmation est certes un lieu commun, mais à propos d’un lieu qui, lui, n’a rien de commun.
Ébahis par ce spectacle, nous décidâmes d’arroser notre félicité de vin. Les crus italiens nous étant inconnus, nous décrétâmes qu’il était raisonnable d’en goûter le maximum à défaut de pouvoir les goûter tous. Barolo, chianti, amarone, nero d’avola, primitivo, nous enfilions les verres comme les boules chamarrées* d’une guirlande de Noël. Matin, midi et soir : il était hors de question de chômer, nous avions tant à apprendre ! Nos journées alternaient vapeurs de cuite et circuits en vaporetto.

* Qui a des couleurs variées.


De telle sorte que, rapidement, je me mis à tanguer. Mon ami n’éprouvait rien, lui, au-delà d’une indéniable griserie tandis que moi, je titubais irrésistiblement. Je me demandai d’abord si ce n’était pas la ville elle-même qui oscillait, ballotée par le flux et le reflux ininterrompus de l’Adriatique. Mon camarade se gaussa : "Écoute vieux, s’amusa-t-il, tu ne tiens pas l’alcool, c’est tout." Je me convainquis de son analyse et, peu enclin à abdiquer notre initiation intensive à l’œnologie de la Botte, je rassurai mon oreille interne par la perspective de notre rentrée prochaine à Paris.

Que nenni ! C’était Paris qui, maintenant, girait. L’angoisse me saisit : je crus à une ivresse irréversible, je crus m’être perché avec Dionysos au sommet de l’Olympe et ne plus jamais pouvoir en redescendre. Je crus que le vin s’était définitivement ancré en moi. Lundi, mardi, mercredi... Il me fallut une semaine après le retour pour ne plus avoir le tournis. J’étais rasséréné : le temps avait dissipé cette affection tout compte fait bénigne. Désirant en savoir plus, je consultai des forums de voyage sur le web et compris qu’en réalité, j’avais simplement le mal de mer, et que c’était l’emploi quotidien du vaporetto qui m’avait donné ces vertiges, assez fréquents chez les visiteurs de la lagune. Autrement dit : ce n'était pas le vin qui avait perduré en moi – c’était Venise !

La confusion était légitime : le vin, à l’instar de Venise, est un rempart contre la fuite du temps. Les époques, les États, les Hommes passent – le vin et Venise restent. C’est tout le charme et la noblesse de la vigne : de nous rappeler qu’à l’heure de l’urgence permanente, notre monde est malgré tout façonné par le temps long. Qu’à l’heure de la course au grand capital, nous pouvons capitaliser sur la patience de nos vignerons. Qu’à l’heure du zapping incessant, nos vignerons veillent sur notre bien le plus précieux : la transmission. Et si le vin comme Venise étaient les fondements insubmersibles de notre civilisation ? Cette "liquide et molle éternité" chantée par Anna de Noailles. Si le vin était l’essence de notre mémoire collective ? Car une bouteille de vin est un pan d’Histoire dont chaque gorgée conjugue le verbe au présent.

Publié le 19/10/2022

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